Les réponses faites par la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements ainsi que la crise liturgique provoquée par le motu proprio Traditionis custodes mettent à jour un certain nombre de paradoxes très instructifs pour les pasteurs, les théologiens et les canonistes.
Paradoxe moral : l’Église depuis 1988 a reconnu par la voix de son pasteur suprême l’existence et la légitimité de l’attachement de très nombreux fidèles à la liturgie tridentine et des mesures ont été prises pour faciliter la communion de ces fidèles. En mettant fin brutalement à ces dispositions bienveillantes (mais aussi justes et logiques), l’autorité rompt cette confiance et manifeste qu’il devient donc moral de ne pas respecter la parole donnée.
Paradoxe théologique : à quelques années de distance le Magistère affirme deux choses contradictoires. Benoit XVI affirme avec autorité un principe théologique fondamental et indiscutable au regard de la Tradition : « Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et de leur donner leur juste place ». Or on peut inférer des mesures disciplinaires le principe doctrinal qui apparait comme parfaitement contradictoire avec celui qu’a énoncé le pape émérite : doit être considéré aujourd’hui comme dangereux ou nuisible ce qui a contribué à sanctifier une foule innombrable de baptisés et à édifier l’Église. Cette volteface magistérielle à quelques années de distance témoigne d’un inquiétant désarrimage entre théologie, histoire de la doctrine et discipline.
Paradoxe canonique : selon une conception spontanée du droit, celui-ci existe pour protéger les droits des personnes, et d’abord des catholiques. Sans revenir sur les mesures disciplinaires prises par le pape St Pie V, mesures jamais abrogées, sans arguer du droit de la coutume qui s’applique à tout baptisé, laïc ou ministre, il est évident qu’un droit a été reconnu aux fidèles attachés à la forme pérenne de la liturgie. Or ce droit vient d’être bafoué, aux mépris de la dignité des baptisés. L’Église synodale, tout au service de la communion ecclésiale, perd du coup toute crédibilité.
Paradoxe ecclésial : les pasteurs sont invités à développer une pastorale d’accompagnement, ouverte à toutes les situations morales et psychologiques. Ils doivent pratiquer un accueil inconditionnel, mais il existe une partie du peuple de Dieu à qui on refuse obstinément ce bienveillant accueil. La mise en place d’un véritable apartheid liturgique (pas de messes traditionnelles dans les églises paroissiales, sans doute par peur de la contagion ou du mauvais exemple !) manifeste le visage d’une Église soupçonneuse, marâtre, à qui il faut présenter ses papiers sous peine d’être exclu et de devoir chercher une grotte, puisqu’il n’y a pas de place pour les fidèles traditionnels dans la salle commune… Bref, de quoi passer un joyeux Noël.
Paradoxe psychologique : on peut se demander si les autorités liturgiques ne font pas tout pour rendre odieuse la réforme liturgique ! Cet autoritarisme, cette ignorance des principes du développement homogène des règles et traditions liturgiques, cette crispation à imposer ce qui n’est qu’une étape de ce développement, étape qui se voulait en phase avec les aspirations sociétales des années 60, ce refus du dialogue, cette incapacité à faire un bilan missionnaire des réformes réalisées depuis près de soixante ans, cet aveuglement sur l’effondrement de la foi en Occident (faut-il rappeler qu’on n’a jamais connu dans nos contrées une telle crise de vocations sur une aussi longue période ?) rendent incompréhensible, voire carrément suspect (car manifestant la mauvaise conscience de ceux qui ont échoué), cet acharnement contre un courant ecclésial minoritaire, certes, mais fervent et missionnaire, courant qui ne conteste aucune vérité révélée et enseignée par le Magistère infaillible de l’Église, et qui cherche à vivre toutes les exigences de l’enseignement spirituel et moral de l’Église.
Sortir de la crise ? Dernier paradoxe : il est sans doute possible grâce à l’enseignement et à la praxis du pape François de sortir de la crise. En juillet 2015, le Saint-Père invitait les jeunes latino-américains à mettre le bazar, mais ce message vaut pour la jeunesse catholique du monde entier. Ce qui caractérise la mouvance traditionnelle dans l’Église est bien la jeunesse de beaucoup de ses membres. À elle de montrer de l’audace et de l’impertinence, contre le conformisme de la bien-pensance véhiculée en beaucoup d’endroits par les nouvelles formes liturgiques, et pour le droit qu’elles ont de promouvoir leur identité. « Seule la Tradition est révolutionnaire » écrivait Charles Péguy. De même le pape actuel ne cesse de fustiger le juridisme, la fascination pour les normes, la peur de l’aventure et du risque de ceux qui se cachent toujours derrière des réglementations et des structures de gouvernement. Voilà qui jette une lumière crue sur l’avalanche de normes paralysantes qui cherchent à neutraliser, voire à faire disparaître une réalité à la fois neuve et ancienne dans l’Église. Il faudra donc juger de ces normes à la lumière de la théologie morale, du droit des personnes et du bien véritable des fidèles. Enfin, dernier apport du Souverain Pontife, il a rappelé en juin 2019 la nécessaire liberté des théologiens. Certes il n’est pas question de remettre en cause l’Évangile, la Tradition et le donné révélé. En revanche, les mesures disciplinaires prises à l’encontre de la liturgie doivent maintenant faire l’objet d’un véritable examen, à partir du bilan indispensable dont je viens de parler.
Fr. Laurent-Marie sjm