Préface du premier volume de mes écrits, par Benoît XVI
Le Concile Vatican II commença ses travaux par la discussion du schéma sur la sainte liturgie; le document, premier fruit de ces grandes assises de l’Église, fut voté solennellement le 4 décembre 1963, avec rang de constitution. Dans un premier temps, on a considéré que c’était plutôt par hasard que le thème de la liturgie avait été le premier des travaux du Concile et que la constitution sur la liturgie en avait été le premier résultat. Le pape Jean XXIII avait convoqué l’assemblée des évêques avec une décision partagée par tous avec joie, pour réaffirmer la présence du christianisme à une époque de profondes mutations, mais sans proposer de programme défini. La commission préparatoire avait réuni une vaste série de projets. Mais il manquait une boussole pour trouver le bon chemin dans cette abondance de propositions. Parmi tous les projets, le texte sur la sainte liturgie semblait le moins controversé. C’est pourquoi il a tout de suite paru approprié : c’était, pour ainsi dire, une sorte d’exercice qui permettrait aux Pères d’apprendre les méthodes du travail conciliaire.
Ce qui pourrait, à première vue, sembler un hasard se révèle être aussi le meilleur choix intrinsèquement, quand on regarde la hiérarchie des thèmes et des missions de l’Église. En commençant par le thème « liturgie », on a mis en lumière, sans équivoque, la primauté de Dieu, la priorité du thème « Dieu ». Dieu avant tout, c’est ce que nous dit le début de la constitution sur la liturgie. Quand le regard sur Dieu n’est pas déterminant, tout le reste perd son orientation. La formule de la règle bénédictine « Ergo nihil Operi Dei praeponatur » (43, 3: « Donc que rien ne soit préféré à l’Œuvre de Dieu ») a une valeur spécifique pour le monachisme, mais aussi, en tant qu’ordre des priorités, une valeur pour la vie de l’Église et de chacun à sa manière respective. Il est peut-être utile de rappeler ici que, dans le mot « orthodoxie », la seconde moitié, « doxa », ne signifie pas « opinion », mais « splendeur », « glorification »: il ne s’agit pas d’une « opinion » correcte sur Dieu, mais d’une manière appropriée de le glorifier, de lui donner une réponse. Parce que la question fondamentale de l’homme qui commence à se comprendre lui-même correctement est : comment dois-je rencontrer Dieu ? Donc, l’apprentissage de la bonne manière d’adorer – de l’orthodoxie – est ce qui nous est donné surtout par la foi.
Lorsque j’ai décidé, après quelques hésitations, d’accepter le projet d’une édition de mes œuvres complètes, j’ai aussitôt pensé qu’il fallait les présenter selon l’ordre des priorités du Concile. Le premier volume à être publié devait donc être celui qui réunirait mes écrits sur la liturgie. La liturgie de l’Église a été pour moi, depuis l’enfance, l’activité centrale de ma vie. Elle est aussi devenue, à l’école théologique de maîtres comme Schmaus, Söhngen, Pascher et Guardini, le centre de mon travail théologique. J’ai choisi d’étudier plus spécialement la théologie fondamentale, parce que je voulais avant tout explorer à fond la question : pourquoi croyons-nous ? Mais, dès le début, cette question incluait celle de la bonne réponse à donner à Dieu et donc aussi celle du service de Dieu. C’est précisément en partant de là qu’il faut comprendre mes travaux sur la liturgie. Je n’étais pas intéressé par les problèmes spécifiques de la science liturgique, mais toujours par l’ancrage de la liturgie dans l’acte fondamental de notre foi et donc aussi par sa place dans toute notre existence humaine.
Ce volume réunit aujourd’hui tous les travaux courts ou de longueur moyenne à travers lesquels, au fil des années, j’ai pris position sur des questions liturgiques dans des circonstances et selon des perspectives diverses. Après tous les textes écrits dans ces conditions, j’ai finalement été amené à présenter une vision d’ensemble, publiée en 2000, l’année du jubilé, sous le titre « Lo spirito della liturgia. Un’introduzione » et qui constitue le texte central de ce volume.
Malheureusement, presque tous les comptes-rendus ont porté sur un seul chapitre: « L’autel et l’orientation de la prière dans la liturgie ». Ceux qui les ont lus ont dû en déduire que l’ouvrage tout entier ne traitait que de l’orientation de la célébration et que son contenu se limitait à vouloir réintroduire la célébration de la messe « dos au peuple ». A cause de cette distorsion, j’ai envisagé pendant un moment de supprimer ce chapitre (d’à peine 9 pages sur un total de 200) pour pouvoir ramener la discussion sur le vrai sujet qui m’intéressait et continue à m’intéresser dans le livre. J’aurais pu le faire d’autant plus facilement que deux excellents ouvrages, dans lesquels la question de l’orientation de la prière dans l’Église du premier millénaire a été clarifiée de manière convaincante, ont été publiés entre temps. Je pense en premier lieu à l’important petit livre d’Uwe Michael Lange, « Se tourner vers le Seigneur. Essai sur l’orientation de la prière liturgique » (traduction française: Ad Solem, Genève, 2006) et de manière toute particulière à l’ample contribution de Stefan Heid, « Atteggiamento ed orientamento della preghiera nella prima epoca cristiana » (in « Rivista d’Archeologia Cristiana » 72, 2006), dans laquelle les sources et la bibliographie sur la question sont abondamment indiquées et mises à jour.
Le résultat est tout à fait clair: l’idée que, dans la prière, le prêtre et le peuple devraient se faire face n’est née que dans le christianisme moderne, elle est tout à fait étrangère au christianisme ancien. Il est certain que le prêtre et le peuple prient tournés non pas l’un vers l’autre, mais vers l’unique Seigneur. Dans la prière, ils regardent donc dans la même direction: soit vers l’Orient, symbole cosmique du Seigneur qui vient, soit, si ce n’est pas possible, vers une image du Christ dans l’abside, vers une croix, ou simplement vers le ciel, comme l’a fait le Seigneur lors de la prière sacerdotale, le soir précédant sa Passion (Jean 17, 1). En tout cas, la proposition formulée à la fin du chapitre en question de mon livre gagne de plus en plus de terrain: ne pas procéder à de nouvelles transformations, mais placer simplement au centre de l’autel la croix vers laquelle le prêtre et les fidèles pourront se tourner ensemble, pour se laisser conduire de cette façon vers le Seigneur, que nous prions tous ensemble.
Mais peut-être ai-je à nouveau trop parlé de ce point, qui constitue à peine un détail de mon livre et que je pourrais même omettre. L’objectif fondamental de l’ouvrage était de placer la liturgie – au-dessus des questions souvent mesquines à propos de telle ou telle forme – dans son importante relation, que j’ai cherché à décrire, avec trois domaines présents dans chacun des thèmes. Il y a d’abord le rapport intime entre l’Ancien et le Nouveau Testament; sans le lien avec l’héritage vétérotestamentaire, la liturgie chrétienne est absolument incompréhensible. Le second domaine est le rapport avec les religions du monde. Enfin le troisième est le caractère cosmique de la liturgie, qui représente quelque chose de plus que la simple réunion d’un groupe plus ou moins nombreux d’êtres humains; la liturgie est célébrée au sein de l’étendue du cosmos, elle embrasse à la fois la création et l’histoire. Ce que signifiait l’orientation de la prière, c’est que le Rédempteur que nous prions est aussi le Créateur et qu’ainsi, dans la liturgie, il y a également toujours un amour pour la création et un sentiment de responsabilité envers elle. Je serais heureux si cette nouvelle édition de mes écrits liturgiques pouvait contribuer à faire voir les grandes perspectives de notre liturgie et à faire reléguer à leur juste place certaines controverses mesquines sur des formes extérieures.
Enfin et surtout, j’ai à exprimer ma gratitude. Je remercie en premier lieu l’évêque Gerhard Ludwig Muller qui a pris en main le projet des « Opera Omnia » et a créé les conditions à la fois personnelles et institutionnelles de sa réalisation. Je voudrais remercier de manière toute particulière le professeur Rudolf Voderholzer, qui a consacré énormément de temps et d’énergie à la collecte et à l’identification de mes écrits. Je remercie également M. Christian Schaler qui l’assiste avec dynamisme. Enfin, j’adresse mes sincères remerciements à la maison d’édition Herder qui s’est chargée avec beaucoup d’amour et de soin de ce travail difficile et laborieux. Puisse tout cela contribuer à ce que la liturgie soit comprise de plus en plus profondément et célébrée dignement. « La joie du Seigneur est notre force » (Néhémie 8,10).
Rome, fête des saints Pierre et Paul, 29 juin 2008